Comment le gouvernement canadien utilise l'IA pour la traduction
Vous vous demandez comment l'intelligence artificielle influence les services de traduction au sein du gouvernement canadien ? Dans cet épisode, Julie Poirier, directrice de la traduction française au Bureau de la traduction du gouvernement du Canada revient sur ce sujet majeur. Avec plus de 500 traducteurs sous sa direction, Julie partage ses expériences et explique comment l'IA et la traduction automatique neuronale sont intégrées dans les processus de traduction gouvernementaux entre le français et l’anglais. Découvrez les défis rencontrés, les solutions mises en place, et l'avenir de la traduction à l'ère de l'intelligence artificielle. Ne manquez pas cet épisode pour mieux comprendre l'impact des technologies avancées sur les services linguistiques au Canada.
Diplômée en traduction de l’Université d’Ottawa en 2001, Julie Poirier est recrutée au Bureau de la traduction du gouvernement du Canada la même année. À partir de 2006, elle fait le saut en gestion et occupe des postes de plus en plus importants dans la prestation des services linguistiques, jusqu’à être nommée gestionnaire de l’Interprétation parlementaire en 2015. En novembre 2017, Julie devient la toute première dirigeante principale de la qualité du Bureau de la traduction. Elle dirige aujourd’hui plus de 500 traductrices et traducteurs au service des ministères et organismes du gouvernement du Canada, en tant que directrice de la Traduction française.
Julie Poirier
Directrice de la traduction française
Julien Redelsperger : « Et pour cela, j'ai le plaisir d'être accompagné par Julie Poirier, qui est directrice de la traduction française au sein du Bureau de la traduction du gouvernement du Canada. Elle dirige plus de 500 traductrices et traducteurs au service des ministères et organismes du gouvernement canadien. Aujourd'hui, nous allons donc parler bilinguisme, traduction et intelligence artificielle. Bonjour Julie, merci de participer à cet épisode d'AI-Experience. Comment vas-tu ? »
Julie Poirier : « Très bien, merci Julien de m'accueillir aujourd'hui. »
Julien Redelsperger : « Écoute, un grand plaisir. Alors, nos auditeurs ne sont pas tous canadiens. Beaucoup sont en Europe et dans d'autres pays francophones. Pour commencer, est-ce que tu pourrais m'expliquer, nous expliquer brièvement comment le bilinguisme façonne les services gouvernementaux au Canada et comment ça fonctionne quand on dit que le Canada est un pays bilingue au niveau fédéral. Ça veut dire quoi exactement ? »
Julie Poirier : « En fait, j'ai le goût de te dire que c'est l'élément central qui fait toute la différence. Au Canada, le français et l'anglais ont un statut égal. C'est non seulement prévu dans la loi sur les langues officielles, mais aussi dans la Charte canadienne des droits et libertés, même dans la Constitution canadienne. Donc, c'est un droit. C'est surtout une obligation de qualité égale. Les Canadiens et les Canadiennes peuvent légalement s'attendre à avoir des communications de leur gouvernement et des informations tout aussi fiables en français qu'en anglais. »
Julien Redelsperger : « D'accord. Et juste pour faire la distinction, le français et l'anglais sont au même niveau au niveau fédéral, mais le Canada est organisé également par province. Donc, on a le Québec, on a l'Ontario, on a d'autres provinces, 10 provinces et 3 territoires. Là, en revanche, la situation est un peu différente. C'est ça? »
Julie Poirier : « Oui, absolument. Chaque province a ses propres lois en matière de bilinguisme, si on peut dire. Par exemple, la seule province qui a un statut bilingue, c'est le Nouveau-Brunswick. Donc, le gouvernement provincial du Nouveau-Brunswick, lui aussi, a l'obligation de communiquer dans les deux langues officielles avec sa population. Contrairement, par exemple, à la Colombie-Britannique, qui n'est pas tenue de le faire, mais qui peut s'adresser à ses minorités francophones, par exemple, dans leur langue s'il le souhaite. Mais ce n'est pas une obligation. »
Julien Redelsperger : « C'est ça. Ou la province du Québec, qui, elle, est francophone unilingue. Absolument. D'accord. Et donc, toi, tu travailles vraiment au niveau fédéral, donc au niveau du gouvernement sur l'ensemble du pays. Ça veut dire que chaque communication du gouvernement canadien doit être disponible et accessible en français et en anglais. Et est-ce que tu peux me donner quelques exemples concrets de ton travail et de ce que tu fais? »
Julie Poirier : « Oui, absolument. Nous, les traducteurs de notre équipe servent les ministères fédéraux, qui parfois communiquent directement avec la population. On peut penser à tous les sites web du gouvernement du Canada, que ce soit l'Agence du revenu ou le ministère qui délivre les passeports, par exemple. Leur communication, leurs multiples formulaires pour les impôts, pour les demandes de financement, d'aide sociale, les pensions, toutes les communications qui, comme je le disais, directes à la population, doivent être bilingues. Donc, celles aussi qui sont liées à la santé et la sécurité, comme les alertes météo, par exemple. C'est un bon exemple où les communiqués de la GRC ou de la sécurité publique doivent être publiés dans les deux langues, souvent simultanément. »
Julien Redelsperger : « D'accord. Donc, la GRC, c'est la Gendarmerie royale du Canada. Et donc, toutes les communiqués de la GRC sont nécessairement publiées en français et en anglais, quel que soit l'endroit où on se trouve dans le pays ? »
Julie Poirier : « C'est l'objectif, en effet. »
Julien Redelsperger : « D'accord. Et donc, pour faire ce travail, c'est un travail énorme parce que tu parlais de la partie ARC, donc c'est la partie impôts, taxes, santé, sécurité, etc. Il faut beaucoup de monde, j'imagine, pour faire ce travail de traduction. Toi, tu travailles avec des traducteurs professionnels, mais aussi des outils de traduction automatique. Et donc, c'est là où on va commencer à parler d'intelligence artificielle. C'est quoi un outil de traduction? C'est-à-dire une traduction automatique? Et est-ce qu'on peut parler d'IA pour ça? »
Julie Poirier : « J'ai le goût de dire oui. En fait, encore en traduction, on parle surtout encore de traduction automatique neuronale. Je pense que tout le monde connaît le Google Translate, les Microsoft Translator et DPL de ce monde. Donc, ça, c'est des engins de traduction automatique neuronale qui se sont d'ailleurs grandement améliorés comparativement à leurs prédécesseurs, qui étaient des modèles plutôt basés sur des règles et aussi des statistiques, et qui avaient largement alimenté l'industrie de la blague sur Internet à une certaine époque. Tout le monde se rappelle du fameux « Fait en Dinde » pour « Made in Turkey ». Donc, on est loin de ça maintenant. Donc, je pense que la traduction automatique neuronale, on peut dire qu'elle s'apparente davantage à l'intelligence artificielle ou elle rentre dans la même famille, puisqu'elle est entraînée sur des grands corpus de données, que certains algorithmes apprennent des corrections qui sont apportées par les utilisateurs, par exemple. Mais évidemment, nous, on surveille quand même la venue ou la montée de l'IA générative, comme ChatGPT et d'autres modèles qui offrent aussi des fonctions de traduction. »
Julien Redelsperger : « D'accord. Et donc, toi, tu travailles avec 500 traducteurs, c'est ça, tu supervises 500 traducteurs et uniquement sur la partie traduction anglais vers le français. »
Julie Poirier : « Oui, absolument. Donc, j'allais dire mon équipe, au bureau de la traduction, on a près de 900 traducteurs un peu partout. Mais moi, je supervise, mon secteur, c'est celui qui regroupe le plus grand nombre de traducteurs qui traduisent de l'anglais au français, qui est quand même le plus gros volume de demandes qu'on reçoit, puisque le Canada est en skilet, l'ensemble des provinces, il y a des fonctionnaires un peu partout au pays, etc. Il y en a qui travaillent principalement en anglais, qui est quand même la langue la plus répandue au Canada. Donc, ça fait que la traduction vers le français est plus en demande, si on peut dire. »
Julien Redelsperger : « D'accord. Et donc, ce que je comprends, c'est que depuis longtemps, vous utilisez au niveau du bureau de la traduction des outils de traduction automatique dans un contexte gouvernemental. Quels sont les principaux défis que vous rencontrez pour utiliser ces outils ? Je pense notamment en termes de confidentialité ou de sécurité des données, mais il y a sans doute également d'autres défis dans ton quotidien. »
Julie Poirier : « Oui, absolument. Je pense que je dirais que le premier défi, c'est surtout la qualité. Comme je le disais, le français et l'anglais, ils ont un statut égal. C'est un droit au Canada. Même si on est très loin du fait en Inde et que la qualité est produite par les machines, c'est grandement, mais il y aurait encore quand même des erreurs importantes qui peuvent avoir des conséquences graves. On peut penser aux instructions sur le port des vêtements de protection pendant la pandémie. Donc, il y a certaines informations qui doivent absolument être vérifiées pour ne pas avoir des conséquences. On utilise, par exemple, la traduction automatique depuis, je veux dire, 1976 ou 1977 pour aider notre client, le Service météorologique du Canada à publier ses alertes météo. Donc, c'est vraiment, si tu regardes maintenant sur l'application d'Environnement Canada, il y a souvent des alertes météorologiques qui vont d'un avertissement éventuel de neige à une possible tempête, tornade, etc., donc qui est directement liée à la sécurité de la population. Donc, on utilise la traduction automatique pour les aider à publier les bulletins simultanément. »
Julien Redelsperger : « C'est intéressant ce que tu dis parce qu'on a l'impression que c'est un sujet qui est un peu nouveau, mais en réalité, tu me dis que depuis la fin des années 1970, le gouvernement canadien utilise déjà des outils d'apprentissage de traduction automatique, c'est ça? »
Julie Poirier : « Oui, absolument. Évidemment, on a suivi, on a fait des tests, on a suivi l'évolution dans le milieu de la météo. Je peux dire que c'est un domaine très fermé, le langage presque toujours le même, la terminologie uniformisée. Donc, très tôt dans les premiers balbutiements de la traduction automatique, ça a démontré des résultats intéressants. Ce n'est pas le cas sur l'ensemble des domaines, par exemple. Mais pour revenir aux enjeux, tu mentionnais la sécurité des données. Moi, je pense que c'est un énorme enjeu et que tout le monde devrait s'en inquiéter, à commencer par les gouvernements. On sait que ces grandes compagnies sont parfois situées à l'étranger, sont régies par des lois qui ne sont pas les nôtres, etc. Et puis, comme la traduction automatique est entraînée sur des données, ils conservent tout ce qu'on leur met dedans pour s'améliorer, pour entraîner. Donc, ces dernières années, on parle beaucoup d'ingérence étrangère et d'inquiétude, notamment entourant les élections. Je pense que la sécurité des données, on ne la voit pas automatiquement par le biais de la traduction automatique, mais c'est un enjeu important. »
Julien Redelsperger : « Juste pour bien comprendre, quelle différence tu fais entre traduction automatique et intelligence artificielle générative en matière de traduction ? »
Julie Poirier : « Je ne suis pas l'experte de la façon dont les systèmes et les algorithmes sont montés, mais la traduction automatique, de plus en plus, c'est celle qui produit des bons résultats, c'est celle qui est entraînée sur des corpus précis. On voit aussi par domaine. Donc, en juridique, par exemple, on va rassembler des contenus qui sont uniquement dans ce langage-là, avec le même jargon, la terminologie uniformisée, etc. Là, on voit que la machine, elle apprend et est capable de… L'IA générative, si je pense à ChatGPT, on lui donne plutôt des consignes. En fait, les modèles, un, sont plus chers, les volumes d'entraînement doivent être encore plus grands, puis ça fonctionne un peu, ils appellent ça un peu par prompt, je ne sais pas c'est quoi le terme exact en français, même si c'est moi la traductrice autour de la table, mais je pense que la qualité est encore très inégale. Donc, parfois, Chad va faire du très bon travail et parfois, il nous sort des trucs où on ne sait pas du tout où il est allé chercher ça. Donc, la traduction automatique, celle qui est entraînée sur les corpus par domaine, je pense qu'elle est plus dans un cercle un peu plus fermé, donc ce qui fait que le type de langue, le niveau est plus… donne un résultat pour l'instant plus intéressant.
Julien Redelsperger : « Et je sais que tu n'es pas forcément technicienne ou informaticienne, mais est-ce que tu sais si les outils de traduction automatique utilisés par le gouvernement canadien s'est développé au Canada, les données sont hébergées au Canada, ça a été créé par des chercheurs ou des informaticiens canadiens ? »
Julie Poirier : « C'est le cas pour l'outil qu'on utilise à Météo, par exemple, c'est le cas, mais onmet à l'essai différents outils. Ça fait qu'on a des partenariats ou des contrats avec des compagnies externes, et puis on est structuré de façon à, je vais dire, segmenter le contenu. Donc, tu sais, il y a quand même au gouvernement canadien du contenu qui est public, qui n'est pas sécurisé, etc., pour lequel il n'y a pas d'enjeu d'utiliser des outils de traduction automatique qui pourraient être développés ailleurs, comme ceux qui sont à l'intérieur de Microsoft, les fonctionnaires utilisent la suite Word, Excel, etc. Donc, tu sais, maintenant, les outils sont un peu partout, sont même intégrés dans certains. Donc, oui, on est très soucieux de ceux qui sont utilisés dans des environnements où l'information est protégée ou secrète, par exemple. En fait, dans l'environnement secret, on n'a pas d'outil de traduction automatique, on n'est pas rendu là, mais sinon, on a des partenariats pour s'assurer que les données sont conservées sur des serveurs au Canada, etc.
Julien Redelsperger : « Donc, ce que tu dis, c'est que dans le domaine notamment de la défense, de la sécurité, etc., c'est plutôt géré par des humains plutôt que par des machines ? »
Julie Poirier : « Absolument. »
Julien Redelsperger : « D'accord. Et comment est-ce que vous décidez qu'un projet de traduction doit aller plutôt du côté humain ou plutôt du côté machine, justement ? C'est toi qui prends cette décision ou vous avez des processus en place ? »
Julie Poirier : « Non, on a des processus, mais en fait, je dirais qu'au Bureau de la traduction, nous, la traduction automatique est entre les mains des traducteurs. Donc, on ne l'utilise jamais seul dans aucun processus pour aucun type de document, je veux dire. Évidemment, quand on reçoit un document à traduire, même avant la venue de la traduction automatique, on fait toujours une analyse. C'est qui le destinataire ? C'est quoi le domaine ? La complexité ? Etc. Donc, le délai joue énormément dans l'équation aussi. Donc, on a des traducteurs qui sont spécialisés dans différents domaines. Donc, c'est important d'envoyer le type de document au bon traducteur. Ça a un impact direct sur la qualité. Donc, l'utilisation de la traduction automatique fait partie de cette équation-là qui est plus large quand même. D'accord. C'est-à-dire que dans ton équipe, tu as des traducteurs, je ne sais pas, j'imagine, mais spécialisés dans le domaine juridique, médical, sécurité publique, etc. Oui, absolument. Les traducteurs, je vais dire, développent des spécialités dans des domaines précis. Donc, c'est faux de penser que les traducteurs peuvent traduire tout et n'importe quoi. Donc, tu sais, puis au gouvernement fédéral, on a des publications qui peuvent être très spécialisées. Oui, il y a des communications générales à la population, mais on a aussi, par exemple, justement, on travaille pour les... on traduit les décisions qui font jurisprudence pour les tribunaux canadiens, donc qui sont parfois très complexes. Ça fait que ça prend des traducteurs qui ont des connaissances du droit. On traduit des rapports scientifiques, là, pour, tu sais, par exemple, sur le déclin des populations de saumon au Canada. Donc, le gouvernement canadien, c'est vaste et les ministères ont différents, comment je peux dire, différentes missions. On les accompagne dans leur communication. Il y a des choses parfois très techniques, justement, qui demandent une connaissance précise d'un domaine.
Julien Redelsperger : « Et donc, justement, comment est-ce que le Bureau de la traduction gère les nuances culturelles, les nuances linguistiques qui sont parfois mal comprises ou qui peuvent être une forme de défi pour la traduction automatique? Parce que, je suis bien placé pour le savoir, mais le français de France n'est pas le français du Canada. Et à l'intérieur du Canada, sans doute, il y a des nuances également en termes de mots, de vocabulaire, de manière de s'exprimer. »
Julie Poirier : « Comme je le disais, la traduction automatique, nous, au Bureau, elle est entre les mains des traducteurs. Donc, tu sais, la traduction, c'est plus que transposer des mots d'une langue à l'autre. C'est rendre une idée, un message, comme on le dirait naturellement dans cette langue. Fait qu'il faut parfois s'éloigner des mots. Ça, c'est ce que la machine a de la difficulté à faire. Elle ne met pas les choses à contexte. Elle regarde les mots. Donc, les subtilités de la langue, qu'elles soient linguistiques ou culturelles, ça, c'est vraiment le rôle, c'est là que le rôle du traducteur professionnel dans l'équation prend tout son sens. Fait que c'est les traducteurs qui sont chargés, si je peux dire, d'appliquer ce jugement et de lire les subtilités au-delà des mots sur la page.
Julien Redelsperger : « Depuis, je dirais, deux ans environ, on parle beaucoup d'IA générative, notamment depuis la sortie de ChatGPT en novembre 2022. On sait que l'IA générative bouscule le monde de la rédaction, mais aussi celui de la traduction. Donc, j'imagine que ton équipe et toi, vous êtes quand même un peu concernés. Est-ce que vous parlez de ce sujet? Est-ce que vous en parlez entre vous? Est-ce que vous êtes inquiet, peut-être? Est-ce que vous comptez l'utiliser? C'est quoi votre approche en matière de traduction qu'on peut parler d'IA générative? »
Julie Poirier : « Bien sûr qu'on en parle, comme je disais, on surveille ça, on est curieux, on l'explore justement pour voir ce qu'elle dit. Mais je te dirais qu'à ce moment-ci, l'amélioration phénoménale de la traduction automatique neuronale, ça a été le plus grand bouleversement pour nos traductrices et nos traducteurs. Ça a changé les règles du jeu, notamment parce que les clients l'utilisent et qu'ils trouvent ça bon. Dans certains cas, ils ont raison. Mais pour revenir à l'IA générative, comme je le disais, on surveille sa montée. Mais jusqu'à présent, la traduction automatique neuronale semble encore donner de meilleurs résultats dans des contextes bien précis. Et ça, c'est important pour nous au Bureau de la traduction, parce que comme je le disais, la qualité de la sortie machine est importante parce que nous, elle est utilisée par le traducteur pour faire son travail. Le langagier, il faut que ça soit utile pour lui. Et comme je le disais, on ne l'utilise pas pour faire son travail à sa place. Donc, l'équation est un peu différente. Mais personnellement, je me demande plus comment elle peut nous aider pour tout ce qui entoure la traduction elle-même. En ce moment, la traduction, c'est aussi une industrie. Donc, comment ça peut nous aider avec la gestion des fichiers, des corpus? On reçoit des lots et des lots de documents parfois à traduire l'identification des domaines, par exemple, ou l'établissement de ressources terminologiques. Je pense qu'il y a des pistes intéressantes à explorer avec l'IA générative pour ce qui entoure la traduction. Mais évidemment, comme je disais, jusqu'à maintenant, je pense que la qualité de la sortie machine est encore meilleure dans le cas des TAN, des engins de TAN, de traduction automatique neuronale entraînée. Mais ça va tellement vite qu'il n'est pas dit que ça va changer. Donc, c'est important qu'on regarde ça de près et qu'on voit les choses venir pour pouvoir s'adapter.
Julien Redelsperger : « D'accord. Donc, juste que je comprenne bien, on a un peu comme deux outils. D'un côté, on a l'intelligence artificielle générative type chat GPT, par exemple. Et de l'autre côté, on a les outils que vous utilisez, où il y a aussi une forme d'intelligence artificielle, que sont les outils de traduction automatique neuronaux. C'est ça? »
Julie Poirier : « Oui. Puis en fait, je dirais que le traducteur aussi a un ensemble d'outils. On parle beaucoup de traduction automatique en ce moment, mais depuis des décennies, les traducteurs utilisent des mémoires de traduction qui nous permettent de recycler du contenu qui a déjà été fait. Aussi, pour l'instant, dans l'industrie, les outils de traduction automatique sont intégrés, sont bien intégrés ou s'intègrent facilement dans des outils plus larges, comme des mémoires de traduction ou des plateformes qui nous permettent de gérer les fichiers, etc. Pour l'instant, l'IA générative s'intègre mal dans les outils qui sont déjà existants. Donc, ça, c'est quelque chose qu'il faut surveiller aussi. Puis d'un côté, peut-être un frein ou un avantage de la traduction automatique, c'est l'intégration plus facile avec d'autres outils.
Julien Redelsperger : « D'accord. Alors, si on se projette un peu dans l'avenir, je ne sais pas, dans deux ans, dans cinq ans, dans dix ans, selon toi, à quoi vont ressembler les métiers de la traduction alors qu'on imagine que l'intelligence artificielle va être partout? Est-ce que le métier fondamental du traducteur va évoluer à cause ou grâce à ces outils? »
Julie Poirier : « Je pense que oui, forcément. Puis, je pense que l'avenir peut être quand même très positif. En tout cas, moi, je le vois de cette façon-là. Je le disais tantôt, on a des traducteurs au Bureau de la traduction. Je dis souvent qu'on a les meilleurs au pays. Ils ont des gens avec des connaissances hyper pointues, des compétences linguistiques avancées. Puis, je pense que les contenus qu'on leur confie vont changer. Je me dis que la traduction automatique ou l'intelligence artificielle, enfin, ça va leur permettre de travailler sur des documents qui vont vraiment mettre à profit leurs compétences. Je pense que la machine a déjà commencé à avaler un certain type de contenu, des communications plus générales, sans grandes valeurs ajoutées. On traduit le menu de la cafétéria sur la colline du Parlement, par exemple. Des choses pour lesquelles, dans le fond, quand ils pensent bien, les compétences avancées des traducteurs étaient mal mises à profit. Donc, en fait, moi, je pense qu'ils vont avoir beaucoup un rôle à jouer aussi sur justement la gestion des corpus. Les machines apprennent quelque chose. Pour que la qualité de la sortie machine soit bonne, il faut que les corpus sur lesquels ils sont entraînés soient bons. Je pense que le traducteur va peut-être davantage aussi prendre plus de place dans la gestion des contenus qui sont utilisés pour entraîner les machines. Puis, finalement, continuer avec l'exercice du jugement. Ça, c'est important. En communication, c'est souvent… On parlait de subtilité de la langue ou culturelle, etc., mais la communication, c'est surtout parfois un exercice de jugement. Je ne suis pas sûre que la machine va être capable de l'exercer, celui-là. Donc, moi, je pense que le traducteur va quand même continuer d'avoir sa place, mais que leurs compétences vont être mises à profit sur des contenus qui vont être plus spécialisés dans des domaines plus précis en juridique, en scientifique, en technique.
Julien Redelsperger : « Donc, si je te suis, tu ne vois pas l'intelligence artificielle, notamment générative, comme une menace pour le métier de la traduction, mais plus comme un outil qui va accompagner et éventuellement faire évoluer un peu le métier du traducteur vers davantage de spécialisation, etc.? »
Julie Poirier : « Je pense que oui, et puis qu'il va permettre de traduire plus de contenus de toute façon. Plus efficace, plus productif, et plus vite. Oui, exactement. La demande, elle est là aussi. Je veux dire, la traduction, c'est quand même un domaine de pénurie un peu. Je ne sais pas si je peux le qualifier de pénurie, mais la demande est en baisse dans les universités, etc., parce qu'en général, les gens pensent que la machine va remplacer les traducteurs. Donc, moi, je pense qu'ils vont continuer d'avoir une place importante, mais la façon dont ils font le travail, ça change. Les contenus qu'ils vont traduire, ça change aussi, mais je ne vois pas ça disparaître.
Julien Redelsperger : « D'accord. Et tout à l'heure, tu parlais d'un exemple qui était le menu de la cafétéria du Parlement à Ottawa, qui est traduit automatiquement par la machine, où là, l'humain ne repasse pas dessus parce que c'est simple, il n'y a pas d'énormément d'enjeux. Est-ce que tu peux me donner d'autres exemples où vous utilisez la machine? »
Julie Poirier : « Ça, c'est un exemple. En fait, je ne suis pas certaine s'ils utilisent la traduction automatique pour le faire. Ça serait logique de le faire. Oui, des exemples, on peut penser à, comme je le disais, des communications simples, sans grande valeur ajoutée, des courriels entre collègues qui sont un peu éphémères sur un dossier. C'est très utile à des fins de compréhension générale aussi. Donc, juste pour comprendre ce dont un document parle quand il est dans une autre langue. Donc, je pense que ça, ça va être utile. Ou peut-être les communications, je vais dire, qui entrent employées, des trucs généraux, la campagne de charité, les partys de Noël, il y a toutes sortes de trucs, même au travail, qui n'ont pas besoin de faire l'objet d'une révision par un traducteur professionnel.
Julien Redelsperger : « C'est ça, parce que tu parlais tout à l'heure de la traduction qui était essentielle pour le public, le grand public canadien, pour en avoir des informations. Mais ça peut être également le cas pour les fonctionnaires, les travailleurs, les gens qui collaborent au sein du gouvernement. Parce que peut-être contrairement à une idée reçue qu'on peut avoir notamment en Europe, mais tous les fonctionnaires ne sont pas forcément bilingues. Certains sont peut-être plus à l'aise dans une langue que dans l'autre. Et là, vous avez aussi un rôle à jouer. »
Julie Poirier : « Oui, absolument. Parce que justement, la loi sur les langues officielles aussi, oui, on parle des communications publiques, mais ça veut aussi dire que les fonctionnaires ont le choix de travailler dans la langue de leur choix. Donc, effectivement, ils ne sont pas tous bilingues partout au pays, mais ils peuvent s'attendre à en avoir des collègues qui le sont. Parfois, on va dire, certains ministères peuvent être décentralisés. Je pense au bureau de la traduction, on a des employés partout au pays, de Vancouver à Moncton, par exemple. Donc, c'est sûr que chez nous, la plupart sont des traducteurs, donc eux sont bilingues, mais ce n'est pas vrai pour tous les ministères. Donc, effectivement, on joue un rôle aussi pour traduire les communications internes du gouvernement. Donc, un courriel entre collègues, ça va. Peut-être pas le courriel du ministre qui s'adresse à toutes les employés du ministère, par exemple. »
Julien Redelsperger : « D'accord, d'accord, parfait. Alors toi, ça fait plusieurs années que tu travailles au bureau de la traduction. Comment est-ce que ton métier a évolué depuis que tu as rejoint le bureau et comment tu le vois évoluer dans le futur ? Parce que j'imagine qu'en tant que directrice du bureau de la traduction, tu ne fais pas forcément toi de la traduction, tu es plus là pour manager, piloter, accompagner les équipes. Comment ton métier a évolué et comment tu le vois évoluer, notamment avec toutes ces technologies qui arrivent ? »
Julie Poirier : « À la base, je suis arrivée au bureau de la traduction comme traductrice. Donc, pendant un certain nombre d'années, oui, j'ai traduit, comme tous mes collègues aujourd'hui. Évidemment, moi, j'ai fait un virage en gestion un peu plus il y a quelques années. Mais en fait, je te dirais que la technologie s'est insérée dans le travail du traducteur, même très tôt. À l'époque où moi je suis arrivée, les traducteurs, beaucoup d'entre eux utilisaient le dictaphone, donc, et littéralement, traduisait à l'oral, si on peut dire. Puis, on avait du personnel de soutien, des éditistes qui pouvaient retaper. Donc, ça même, je vous dirais, au niveau de la productivité, c'était presque le summum. Les traducteurs qui dictaient, eux autres, pouvaient traduire deux fois plus rapidement. Donc, il y a quand même eu une certaine évolution des technologies, même avant, la venue des mémoires de traduction qui nous permettait d'identifier des contenus qu'on avait déjà traduits pour ne pas recommencer à retraduire toujours les mêmes choses. Parce qu'on peut penser aussi qu'au sein des ministères, il y a du contenu sur un programme qui est repris dans les communiqués à la population, dans les consignes à l'interne, dans toutes sortes de… Donc, ça a beaucoup permis la venue des mémoires de traduction d'améliorer la qualité, l'uniformité, etc. Donc, je pense que la technologie, elle a quand même toujours été présente, elle a évolué aussi. Là, on arrive à ce qui est… à une méthode de travail qui est vraiment différente, par exemple. Je te dirais que depuis des décennies, les traducteurs étaient habitués, si je peux dire, de partir d'une page blanche. Ça a beaucoup changé les mentalités. Maintenant, ils partent d'un brouillon qui est fait par la machine. Ça, c'est très, très différent, juste dans l'approche. Pendant longtemps, puis certainement encore, il y a beaucoup de traducteurs qui accordent une valeur artistique à leur travail, puis qui pensent que l'utilisation de la machine leur impose un carcan qui mine l'aspect artistique de la traduction. Pour certains, c'est vraiment un deuil à faire. Je pense que maintenant, l'évolution des technologies a changé beaucoup la méthode de travail. Donc, piège. Je pense qu'elle va continuer de le faire, mais là, on arrive… La méthode de travail, je pense qu'elle est là pour rester. Les machines, que ce soit la mémoire de traduction ou la traduction automatique, sont là pour aider les traducteurs. Donc, c'est vraiment des outils que les traducteurs se servent. Puis, je pense qu'ils doivent trouver leur place un peu dans cette équation-là.
Julien Redelsperger : « C'est ça, on peut se réajuster en permanence avec ces évolutions. D'ailleurs, est-ce que les traducteurs qui travaillent avec toi sont formés régulièrement ? Est-ce qu'il y a une mise à jour des compétences, que ce soit dans le domaine de la traduction, que ce soit dans le domaine plus technologique, par exemple ? »
Julie Poirier : « Oui, ça, c'est une grande préoccupation. En fait, depuis quelques années, on s'est surtout, au bureau, efforcé de s'assurer que nos traducteurs prenaient le virage technologique. On a nous-mêmes déployé des outils pour que les employés se les approprient, puis surtout puissent démontrer leur valeur ajoutée dans cette équation-là. Évidemment, depuis quelques années, on forme les traducteurs puis les traductrices sur comment utiliser efficacement la traduction automatique, puis éviter les pièges. Parce que même les traducteurs peuvent tomber dans les pièges de la traduction automatique. Je dis souvent que DeepL, Microsoft Translator, Google Translate, la sortie de la machine s'est grandement améliorée. Avant, n'importe qui, qui n'était même pas du domaine, le lecteur simplement pouvait voir les erreurs sauter aux yeux. Maintenant, c'est beaucoup plus subtil, mais les erreurs sont encore là. On peut facilement se laisser berner par l'esthétisme de la sortie machine. Ça prend un œil plus averti maintenant, puis vraiment une comparaison entre le produit de départ et le produit d'arrivée. Même les traducteurs ne sont pas à l'abri de ça. Donc, évidemment, on les forme là-dessus. Mais je pense que c'est important qu'ils comprennent aussi comment les machines fonctionnent. Pour tirer le meilleur parti, choisir les meilleurs outils dans chaque situation, nous autres, on utilise différents outils de traduction automatique. Donc, il faut aller chercher, il faut que les traducteurs sachent lequel aller chercher au bon moment pour que ça les aide vraiment dans leur travail. Je pense que ça, c'est important, comme je le disais, pour que la traduction automatique donne des bons résultats. Il faut qu'elle soit entraînée sur des corpus de qualité. Je pense que les traducteurs vont avoir davantage de, un plus grand rôle à jouer dans cet aspect-là. »
Julien Redelsperger : « Parfait. Écoute, merci beaucoup Julie. Dernière question pour toi, si tu devais parler à des jeunes qui souhaiteraient faire de la traduction, qui seraient intéressés par la traduction, quel message est-ce que tu aurais envie de leur dire ? Parce que j'entends parfois dire que de toute façon, le métier est mort avec l'intelligence artificielle, il n'y a plus d'intérêt, etc. Qu'est-ce que tu en penses et quel conseil, quel message tu souhaiterais passer aux jeunes ou aux moins jeunes d'ailleurs, qui souhaiteraient faire traducteur de carrière ? »
Julie Poirier : « En fait, justement, je pense que je voudrais contribuer à faire déboulonner le mythe que l'intelligence artificielle va remplacer le traducteur. Je pense qu'on arrive enfin à l'étape où elle peut aider le traducteur, puis surtout mettre en valeur ses vraies compétences. Donc, je pense que la langue, c'est un domaine en soi, donc tous ceux qui sont amoureux de la langue, je pense qu'il y a encore une place. Mais aussi qu'il y a des contenus super intéressants dans des domaines spécialisés dont on n'envisage pas l'existence, si je peux dire. Donc, moi, en fait, j'encourage les jeunes, il y a encore de la place. Et effectivement, les moins jeunes, parce qu'il y a beaucoup de gens qui ont fait une carrière précédente qui serait orientée en traduction, que ça permet de marier deux passions. On a au bureau des anciens biologistes ou agronomes, etc. La traduction, ça permet d'allier deux passions. Donc, je pense que de plus en plus, il va y avoir encore de la place pour les domaines spécialisés. Donc, je pense que c'est un domaine d'avenir malgré tout. »
Julien Redelsperger : « D'accord, parfait. Le message est passé. Merci, Julie. Alors, à la fin de chaque épisode, l'invité du jour doit répondre à une question posée par l'invité précédent. En attendant d'écouter la tienne, je te laisse écouter celle de Thibaut Seillier, qui est entrepreneur et fondateur de la société SoLike, spécialisée dans la gestion des avis clients en ligne grâce à l'intelligence artificielle. On l'écoute. »
Thibaut Seillier : « Alors, j'aimerais demander au prochain invité si d'après lui ou d'après elle, les avis clients vont perdurer dans les 20 années qui viennent. »
Julie Poirier : « Ouais, question intéressante. En fait, je pense que la vie des clients, dans tout, qu'on va continuer d'être important dans n'importe quel domaine, généralement quand on donne des services dans un monde de services à la clientèle, comme c'est le cas dans le monde de la traduction, la vie du client est super importante. Et puis, je peux voir aussi, même faire un parallèle avec la traduction, des hôteliers, par exemple, veulent attirer le monde du tourisme, attirer des touristes, justement, de partout au pays. Les avis, les gens, en tout cas, maintenant, les consomment beaucoup et ça joue un rôle, je pense, important dans les choix qu'ils font. Donc, dans d'autres pays, si on a accès à des avis dans la langue de son choix aussi, pour aller, par exemple, au Japon ou peu importe, je pense que la traduction, l'importance de la qualité de la traduction des avis des clients comme elle joue un rôle direct dans les choix des consommateurs, je pense que c'est important. Donc, est-ce que la réforme actuelle va perdurer pendant 20 ans? Je ne sais pas, mais je pense que la vie du client, du collègue va toujours avoir sa place et son importance, notamment dans l'industrie du tourisme, je pense. »
Julien Redelsperger : « D'accord. Est-ce que toi, tu regardes les avis en ligne avant d'acheter un produit, un voyage en service? »
Julie Poirier : « Oui, absolument, ça m'arrive. Ça influence l'acte. Je ne sais pas dans quel pourcentage ça influence ma décision, mais ça attire ma curiosité, en tout cas.
Julien Redelsperger : « Ok, parfait, très bien. Merci beaucoup, Julie. Alors, à toi à présent, quelles questions est-ce que tu aimerais poser au prochain invité? »
Julie Poirier : « Oui, alors moi, j'aurais le goût de demander au prochain invité, en fait, les jeunes générations ont grandi entourées par la technologie et le virtuel, tout comme la télévision couleur qui émerveillait nos grands-parents était quelque chose d'absolument banal pour nous, avoir une conversation avec Alexa ou Google est quelque chose de banal pour eux. J'aurais le goût de lui demander qu'est-ce que les adultes d'hier peuvent apporter d'utile aux jeunes d'aujourd'hui pour bien façonner les adultes de demain dans un monde d'intelligence artificielle? »
Julien Redelsperger : « Parfait, très belle question, très bien formulée. Merci beaucoup, Julie. Je ne manquerais pas de la poser au prochain invité. Merci beaucoup de ta participation, Julie Poirier. Je rappelle que tu es directrice de la traduction française au sein du Bureau de la traduction du gouvernement du Canada. Merci d'avoir participé à ce podcast.
Julie Poirier : « Merci à toi, Julien. »